Paraît-il que le diable est dans les détails. Avec Jérôme Bosch, on peut dire qu'il est servi. Prenez ces monstres noirs et grumeleux, lointains ancêtres des dragons mignons de nos dessins animés, zigzaguant dans un ciel de plomb. Des suppôts de Satan ! Ces saintes aux seins ronds, ces anachorètes ballots exposés aux pires tentations. Un coup du Malin ! Ces cohortes d'arrière-trains qui s'offrent ou font des vents, ces manants qui dégobillent, ces œufs aux pieds fourchus emportant des cadavres. La petite histoire raconte que Jérôme Bosch (1453-1516), Jheronimus Van Aken de son vrai nom, aurait été témoin du gigantesque incendie qui ravagea sa ville natale de Bois-le-Duc (Pays-Bas), alors qu'il était enfant. A l'évidence, son œuvre en a gardé une trace cuisante, puisque le feu de l'enfer y couve à bas bruit, quand il n'éclate pas à l'air libre. Autant prévenir : le paradis n'est pas pour demain dans l'univers en fusion de cet artiste de génie.
Stupéfiante, hallucinatoire, hypnotique, la peinture de l'inclassable Hollandais a toujours fait l'unanimité. On peut passer des heures à se perdre dans ses compositions grouillantes, sans venir à bout des mille et une particules réticulaires s'agitant sous le glacis craquelé. A la fin du XVe siècle, les triptyques de Bosch font fureur à la cour de Bruxelles. La réputation de l'artiste est immense, sa postérité, assurée. Cinq siècles plus tard, sa peinture est universellement connue, mais l'homme n'a pas livré ses secrets. Les maigres archives nous disent qu'il payait beaucoup d'impôts, épousa une noble, plus riche et plus âgée que lui, et mourut sans descendance. Tout laisse penser que Jérôme Bosch mena une existence de notable respectable - il était membre de la confrérie Notre-Dame, réunissant l'élite locale - et travailla en parfaite harmonie avec ses frères et neveux dans l'atelier hérité de leur père. Une vie paisible en somme, tout entière occupée à imaginer comment exprimer en images « aussi déplaisantes qu'horribles », dixit un commentateur hollandais du XVIIe siècle, les pires avanies du genre humain.
Comment en est-il arrivé là ? Au Moyen Age, tout atelier qui se respecte dispose de livres pour ses modèles, herbiers ou bestiaires servant à fabriquer des images de dévotion à destination des ecclésiastiques ou des riches particuliers. On y trouve des girafes courtaudes, des plantes exotiques, des tatous rondouillards à combiner aux scènes bibliques choisies par le commanditaire. Chaque élément a une signification, tel le chardon symbolisant le péché ou la chouette, le diable. Comme ses contemporains, Jérôme Bosch pioche dans cette banque de données médiévale pour composer son bestiaire fantaisiste. On appelle cela des « diableries », genre que le Hollandais n'a pas inventé. Sauf que lui modernise la pratique. « Son coup de génie est d'avoir transposé l'univers de l'enluminure ou de la sculpture à la peinture », explique l'historien de l'art suisse Frédéric Elsig. Avec Bosch, les gargouilles dégringolent des hauteurs, les monstres ailés décollent des stalles, les créatures fantastiques sortent de leurs vieux parchemins pour débouler en hordes démoniaques sur les panneaux de bois des retables destinés aux chapelles. Fini les piétés extatiques et sublimes d'un Hans Memling (1435/40-1494). La tentation et le péché font une entrée fracassante dans les sages canons de la peinture religieuse. Fort de sa cavalerie pustulante et ballonnée, Bosch tire à boulets rouges sur les travers de ses semblables, l'avarice, la luxure, la gourmandise, et on en passe en cette époque d'hérésie et de mysticisme.
Cela va sans dire, sans de très hauts appuis, l'artiste aurait pu finir à la potence. Mais la cour l'adule, il fait réfléchir, il aiguillonne, il bouscule. Le succès est retentissant. Jérôme Bosch, que l'on surnomme « le faiseur de diables », est bientôt réclamé dans toute l'Europe. Les marchands castillans - le duché du Brabant est alors sous domination espagnole - diffusent son art au-delà des Pyrénées. Moins d'un demi-siècle après sa mort, Philippe II d'Espagne fera entrer dans les collections royales ses plus grands chefs-d'œuvre, dont l'extraordinaire Jardin des délices terrestres, peint vers 1505 pour Henri III, comte de Nassau. Ce triptyque fascinant, peuplé de chardonnerets géants et de couples ensuqués par la félicité, dresse l'état des lieux de l'humanité avant la faute initiale. Il compte aujourd'hui parmi les joyaux du Prado. En se focalisant sur quelques scènes attrapées au vol, on comprend bien que sous le gazon édénique et les fraises humides, la diabolique rhétorique de l'artiste est à l'oeuvre. Tout péché conduit fatalement en enfer, nous serine en résumé le génial contempteur. Occupés à leurs plaisirs, la blonde médiévale et ses doux galants n'ont pas la moindre idée de ce qui les attend.
L'homme moderne, rodé à la psychanalyse, à l'interprétation des rêves et sensible à la beauté du hasard, a aimé voir dans l'œuvre de Bosch, et dans Le Jardin des délices en particulier, tout autre chose. Au XIXe siècle, on la lit comme l'œuvre libératoire d'un fou ou d'un membre d'une secte prônant le retour à la nature, et peut-être même l'amour libre. Au XXe siècle, les surréalistes le portent aux nues. Clé des songes, porte du rêve, écriture automatique, associations d'idées, jeu de l'oie aléatoire : Bosch illustre les mille et une façons de lâcher prise. Dali, scotché par le coup des insectes à demi humains, emprunte au maître une sauterelle qu'il fait héroïne inquiétante de son Grand Masturbateur. « La fascination pour Bosch repose sur un malentendu, explique Frédéric Elsig. On pense, de manière tout à fait anachronique, qu'il était obsédé par l'image onirique et décalée. Mais ça n'est pas du tout ça. » Car l'homme du XVe siècle, dont l'espérance de vie moyenne n'atteint pas 30 ans, a autre chose en tête : le diable. C'est une obsession. Et il sait que le moindre écart de conduite peut l'entraîner, sans espoir de retour, en enfer. Méditer devant le catalogue illustré des péchés mortels, tirer des leçons du spectacle affligeant de l'homme bas de plafond, telle est la fonction des œuvres à tiroirs de Jérôme Bosch aux alentours de l'an 1500. Après sa mort, alors que Brueghel et compagnie ont repris le flambeau, la question ne se pose plus en ces termes. L'homme de la Renaissance ne craint plus de rôtir en enfer. Les damnés de Bosch seront les derniers à en avoir autant sué.
A voir
“Jheronimus Bosch, visions d'un génie”, du 13 février au 8 mai, Het Noordbrabants Museum, Bois-le-Duc.
www.hnbm.nl. Et du 31 mai au 11 septembre, musée du Prado, Madrid. www.museodelprado.es
Catalogue, par Matthijs Ilsink et Jos Koldeweij, coéd. HNBM/Fonds Mercator, 192 p., 24,95 eur.
Source : Télérama
Bienvenue dans
CULTURE-BIS
Publié(e) par Dany Le Du le 29 mai 2023 à 10:13 0 Commentaires 0 J'aime
Publié(e) par Dany Le Du le 28 mai 2023 à 11:19 0 Commentaires 0 J'aime
Publié(e) par Dany Le Du le 27 mai 2023 à 6:09 0 Commentaires 0 J'aime
Publié(e) par Dany Le Du le 27 mai 2023 à 6:04 0 Commentaires 0 J'aime
Publié(e) par Shadow le 27 mai 2023 à 0:36 0 Commentaires 1 J'aime
Publié(e) par Shadow le 27 mai 2023 à 0:16 0 Commentaires 1 J'aime
Publié(e) par Shadow le 27 mai 2023 à 0:00 0 Commentaires 1 J'aime
Le 30 mars dernier, le chanteur franco-gabonais Jann Halexander fêtait vingt ans de…
Publié(e) par Dany Le Du le 26 mai 2023 à 9:34 0 Commentaires 0 J'aime
Publié(e) par Dany Le Du le 24 mai 2023 à 9:20 0 Commentaires 0 J'aime
Publié(e) par Dany Le Du le 24 mai 2023 à 9:16 0 Commentaires 0 J'aime
© 2023 Créé par Culture-bis.
Sponsorisé par
Vous devez être membre de CULTURE-BIS pour ajouter des commentaires !
Rejoindre CULTURE-BIS